LE QUOTIDIEN



La croisade anti-IVG des «survivants» de la loi Veil
Ils ont 20 ans et s'appellent les «survivants». Ils militent contre l'avortement mais acceptent le préservatif et jurent n'être ni «fachos ni cathos». Voyage chez ces jeunes exaltés.

Par BLANDINE GROSJEAN

Le mercredi 15 juillet 1998








«Les survivants
à l'avortement légalisé
c'est: des jeunes, nés après 75, issus d'une génération amputée d'un quart de ses membres et qui se demandent par quel hasard ils sont en vie.»
Extrait d'un tract
 

Vendredi 3 juillet, 9 heures, ils se retrouvent à 250 devant le centre d'orthogénie de l'hôpital Rothschild (Paris XIIe). Sandales fluos à talons compensés, pantalons moulants, nombril à l'air, ongles vernis avec des paillettes. Les filles sont hip-hop, branchées, genre «minettes». Les garçons, comme beaucoup d'adolescents: casquette, jeans immenses, walkman. Moyenne d'âge: 18 ans. ll y a quelques très jeunes couples accompagnés de bébés. Sur des airs de Mylène Farmer, des 2be3 ou de samba, d'après une chorégraphie directement inspirée des Spice Girls, ils chantent: «Partir un jour, faire un tour/ à l'hosto, par amour/ venir pour sauver les petits bébés». Ou: «J'étais peinard dans mon lycée, l'avortement rien à cirer». La police les embarque tous au poste.

Tracts. Ils se font appeler «les survivants». Ils disent: «Quand je suis devenu survivant.» Le 26 juin, il y en avait 230 autres, devant l'hôpital Jules-Courmont, à Lyon. Même scénario pour la deuxième fois à Lyon. A Bordeaux, Montpellier, Lille, Orléans, Nantes, ils se retrouvent en discothèque, dans les fêtes étudiantes, dans une rue piétonne. Se mettent à danser, chanter, à faire des acrobaties et distribuent leurs tracts. «100% joie de vivre, 0% de violence, 0% d'avortement». Ils collent leurs affiches sur les réverbères. L'une d'elles représente l'équipe de France de foot, avec les silhouettes de Zidane, Barthez ou Thuram blanchies: «L'avortement légalisé, c'est chaque génération amputée d'un quart de ses membres.» Le Woodland, une boîte lyonnaise, a enregistré 600 entrées le 24 juin pour la Nuit des survivants.

Ils se donnent rendez-vous comme le font les raveurs avant une soirée techno: messages sur un répondeur, que les uns et les autres répercutent. Ils faxent leurs communiqués au petit bonheur la chance, en neutralisant le numéro d'émission («en général, on fait ça de chez nos renps (parents); on veut pas d'embrouilles»). Ces fax disent: «Les survivants à l'avortement légalisé, c'est des jeunes, nés après 1975, issus d'une génération amputée d'un quart de ses membres (250 000 avortements par an sur 750 000 naissances) et qui se demandent par quel hasard ils sont en vie. Ils trouvent révoltant que chacun n'ait pas droit à sa place au soleil. Cette loi, acceptée par leurs parents, eux ne l'ont pas choisie.»

Perplexité. Quelle secte, quels intégristes, quel mouvement d'extrême droite se cache derrière leurs jolies frimousses? Maya Surduts, secrétaire générale de la Coordination des associations pour le droit à l'avortement et à la contraception (Cadac), avoue sa perplexité: «Nous sommes effarés. On voit que c'est un mouvement nouveau, différent. Mais on ne sait rien d'eux.» Il n'y a pas d'adresse, pas d'association constituée, juste un téléphone portable et improbable qui passe des mains de Karim à celles de Jean, puis aux abonnés absents pour cause d'interdit bancaire. Najia Dridi, du Planning familial de Villeurbanne, dispose de quelques informations. La petite soeur d'une de ses collègues s'est vue remettre, il y a un an, à la sortie des épreuves du bac, un superbe dépliant en couleurs: «Un ou une amie sur quatre qui te manque, c'est trop! Rejoins-nous. Prends ta place dans ce monde.» Le questionnaire joint est à renvoyer à TDD «les survivants», boîte postale 167, Puteaux.

Ce sont les initiales et l'adresse de la Trêve de Dieu, l'un des mouvements anti-IVG les plus extrémistes, dont l'ancienne présidente, Claire Fontana, et plusieurs membres ont été condamnés pour s'être enchaînés dans les blocs opératoires. Fiametta Venner, rédactrice en chef de Prochoix (1), chercheuse, l'une des meilleures spécialistes de ces mouvements, a clairement analysé la Trêve de Dieu comme étant d'essence négationniste, assimilant les victimes de l'avortement à celles du nazisme, les partisans de l'IVG à des nazis, affirmant que l'avortement est le pire génocide de tous les temps, et les avorteurs des juifs que l'on n'a jamais exterminés.

«Rescapé». Le terme «survivant», repéré par ses équipes dès mai 1997, a remplacé celui de «rescapé». «Ils ont toujours eu l'idée de noyauter des groupes pour transformer des gens en mal de sociabilité en militants provie.» Un autre tract, distribué lors des JMJ (Journées mondiales de la jeunesse) en août dernier, utilise le même langage «jeune»: «Et si tu venais faire la youth pride avec nous? La youth pride, c'est des garçons et des filles de plus ou moins 20 ans, la nouvelle génération des survivants à l'avortement.» Le tout signé Noëlia Garcia, avec sa photo, bien sûr. Noëlia Garcia, ex-mannequin, égérie de la trêve de Dieu: «Il n'y a pas que des vieilles bigotes chez nous.»

Si le discours des groupes extrémistes rejoint en partie celui des jeunes qui ont chanté et dansé devant les hôpitaux lyonnais et parisiens, ceux-ci affirment pourtant n'avoir aucun lien avec la Trêve de Dieu ou aucun de ces mouvements «de fachos ou de cathos». C'est sans doute vrai à 95%. Le groupe lyonnais est plutôt du genre lycéens branchés, avec un goût pour la musique techno et une bonne descente de boissons alcoolisées. Le plus jeune a 15 ans, la plus âgée 25 ans. Blandine, en première littéraire: «Quand ta mère elle te dit: "On t'a pas avortée parce que les délais étaient dépassés, mais ton père il ne voulait pas", on se dit: ma vie, elle tient à pas grand-chose. Donc, je suis une pas grand-chose.» Blandine a été enceinte deux fois. La première grossesse s'est terminée par une fausse couche. La deuxième par un avortement. Elle a rencontré les «survivants» il y a un mois. «Depuis, j'exulte, je laisse parler les trois vies qui sont en moi. Ma part de responsabilité dans cette société, c'est d'aider les filles qui sont passées par là, qui sont toutes seules.»

Traumatismes. Blandine passe ses nuits en discothèque. A danser. Et maintenant à convaincre. «C'est dingue, le nombre de filles qui subissent des avortements. C'est génial de pouvoir en parler entre nous.» Thibault, 18 ans, qui passe en terminale STT («le bac G3 de votre époque»): «Les parents, ils ne se rendent pas compte ce que ça fait aux enfants de raconter: "On a avorté une fois ou deux."» Anne, lycéenne: «Ma mère, quand elle était enceinte de ma soeur, elle eu la toxoplasmose. On lui a dit: votre fille risque d'être sourde-muette, il vaut mieux avorter. Elle a tenu le coup. Maintenant, ma soeur, elle a 16 ans, c'est une déesse, trop belle, trop douée.» Mais pas militante «survivante»: «Dommage!» «La joie de vivre, la drague, la déconnade, elle est plus de notre côté que du leur, non?», dit-elle.

Les filles, surtout, semblent fascinées par les histoires innombrables des copines, copines de copines ayant avorté et ne s'en étant pas remis. Elles parlent d'elles. De ces bébés qu'elles ont perdus, persuadées qu'on les a «fait» avorter. D'Anne-Sophie, une Parisienne qui s'est retrouvée «en cloque» à 17 ans, qui a décidé de le garder envers et contre tous, sauf son père qui l'a félicitée pour avoir «choisi la vie». Anne-Sophie et son bébé sont la justification ultime de leur lutte. Quand on leur parle contraception, ces jeunes filles éclatent de rire: «On est hyper pour!» Un choix qui les démarque de l'ultradroite catholique et qu'elles estiment cohérent avec leur lutte contre l'avortement. Leur militantisme tient un peu aussi de la thérapie personnelle, du groupe de parole entre amis pour surmonter leurs angoisses.

Engagement. On leur reproche de fonctionner comme une secte? Ils hurlent. Nicolas, 20 ans, DJ techno, parfois consommateur de substances chimiques illicites: «Ma secte, c'est que j'étais au collège avec Anne et ma meuf a voulu avorter, sans me demander mon avis. Elle a fait une fausse couche, tellement elle a été traumatisée; elle aurait été foutue si elle avait avorté.» C'est Anne qui l'a emmené à une fête des «survivants». Est-ce une secte de vouloir être «100 % joie de vivre», se défend-il, ajoutant: «Ça fait quatre jours qu'on ne dort pas, on est allés à toutes les fêtes du bac.» D'ailleurs, ils ne sortent pas qu'entre survivants, «c'est la preuve qu'on n'est pas une secte». La joie de vivre, expliquera Carole, une Parisienne plus aguerrie dialectiquement, «c'est qu'on aime les femmes, jamais on ne les culpabilisera. Pour nous, les filles qui avortent sont des victimes».

Les capotes qu'ils rangent dans leur sac à dos indiquent qu'ils sont peu réceptifs aux préceptes du Vatican. En revanche, le discours du docteur Marie Peeters, dans la revue de la Trêve de Dieu (juillet-août 1997), est passé. Mais ils ne connaissent pas le docteur Peeters. Cette dernière classe les survivants en plusieurs catégories: les «désirés» (des millions d'enfants ont survécu à une délibération sérieuse des parents pour décider s'ils étaient ou non désirés), les «frères survivants» (de nombreux enfants sont nés dans des familles dans lesquels plusieurs frères et soeurs ont été avortés), les «par hasard» et quelques autres.

Ils tiennent à se différencier violemment des «fachos». Les «fachos» sont pour la peine de mort. Eux contre. Les «fachos» sont racistes. Eux se disent antiracistes. Ils militent ou ont milité à Agir contre l'exclusion, à SOS, à Amnesty. Il y a quelques Arabes dans la bande. Un photographe lyonnais, présent lors d'une action, affirme pourtant avoir reconnu parmi eux deux militants du FN.

Croyance. Sont-ils catholiques? Deux, sur les quinze. La plupart des autres ne sont même pas baptisés. «Mes parents, quand ils m'ont eue, ils vivaient en communauté, en Ardèche. Ils n'étaient pas très copains avec le curé.» Mais, bon, puisqu'ils ne parlent ni politique, ni religion, «on n'en sait rien». Ils détestent les «ratichons», les catholiques intégristes en jupe bleu marine, loden et collier de perles, «qui ne desserrent jamais la ficelle de leur string». Les deux catholiques du groupe se taisent. Heurtés.

Ceux de Paris se retrouvent dans des pubs irlandais. Soumia, une infirmière tunisienne aux formes épanouies, pleure en racontant la vie de sa mère, perpétuellement violée par son mari, «mais qui serait plus heureuse si elle n'avait pas utilisé le stérilet», qu'ils considèrent comme abortif, «car elle aurait d'autres enfants aujourd'hui pour l'entourer». Claire, comédienne, mère de 5 enfants à 30 ans, taille de guêpe, et son compagnon aux cheveux tombant jusqu'aux fesses. Il y a aussi un fou de foot de 21 ans, conducteur de travaux, que les autres font taire quand il part trop sur la Coupe du monde. Ce qui choque Nadège, c'est qu'en France, «attendre un bébé, c'est une tuile».

Choc. La mère de Florent est psychologue dans un hôpital et conduit les entretiens obligatoires avant l'IVG: «On se prend le bec régulièrement. Elle est dans le système. Ses copines sont des féministes, encore pire qu'elle.» De leurs parents, qui souvent «hallucinent» de voir ce pour quoi militent leurs enfants: «Ils ne peuvent rien me dire, puisqu'eux aussi ils étaient dans la rue en 68 à gueuler.» «Ils lisent Libé, alors ils seront pas supercontents de me voir publiquement dans ce truc.»

La mère de Sandra n'en revient toujours pas: «Je me suis battue pour la libération des femmes, et entendre ma fille tenir ces discours réacs me fait juste penser qu'on a dû rater quelque chose dans la transmission de nos valeurs. Je lui ai demandé: "Et si tu te faisais violer?" Elle m'a répondu: je mènerai ma grossesse à terme et je le ferai adopter. Pour mon mari, elle s'est fait embarquer dans un truc de fachos.» Embarquée ou non, Sandra est une pasionaria: «Vous le voyez qu'on a ça dans les tripes, c'est pas du bidon.»

Sacré. Le lien entre les joyeuses bandes informelles des survivants et le mouvement la Trêve de Dieu existe cependant. Mais il n'est pas facile à établir. Parmi la cinquantaine de jeunes rencontrés, aucun n'en avait jamais entendu parler. Sincèrement. Sauf certains, les plus virulents à nier. L'un d'eux s'appelle Jean-Vincent. Il a connu un parcours très charismatique: après une école de commerce, Jean-Vincent est parti vivre en Colombie, dans un bidonville. Il dit qu'il en est rentré transfiguré, ou traumatisé. A son retour en France, il a essayé plusieurs mouvements antiavortement susceptibles d'être à la hauteur de sa révélation: la vie d'un enfant, qui commence pour lui au premier stade embryonnaire, est sacrée.

Il a été embauché par la Trêve de Dieu pour relancer les abonnements à leur publication. «Je n'étais pas dupe, mon profil atypique servait leurs intérêts.» Il a participé à des opérations commandos. Il reconnaît avoir essayé de coordonner les réseaux de «survivants», et s'être servi de leur boîte postale avant d'être licencié pour faute lourde par l'association de Claire Fontana. Il est en procès avec eux et n'en attend plus rien: «Nous nous n'avons aucun rapport avec la Trêve de Dieu. ...passage diffamatoire censuré...»

«Un jour, prédit Fiametta Venner, certains d'entre eux passeront de la révolte contre leurs parents gauchistes, de la lutte contre l'avortement, au combat provie, à l'idée que le génocide des juifs, ce n'est rien à côté de celui des foetus. Ils seront foutus.».

(1) Prochoix, 14, rue Saulnie, 75 009 Paris. Et l'Opposition à l'avortement, du lobby au commando, de Fiammetta Venner, Berg International Editeurs,129, boulevard Saint-Michel, 75005 Paris.


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